La Mirabelle Rouge

Balladur: les comptes truqués de 1995 (Mediapart)

En octobre 1995, Edouard Balladur a échappé à la banqueroute par la grâce du Conseil constitutionnel. Censés contrôler les comptes des candidats à l'élection présidentielle, les «Sages» ont validé celui de l'ancien premier ministre contre l'avis des rapporteurs. Ces derniers pointaient des anomalies et recommandaient un «rejet» pur et simple de ces comptes. Si le compte d'Edouard Balladur avait été retoqué, les sanctions financières prévues par le code électoral auraient fait très mal: d'après les calculs des rapporteurs, que Mediapart a pu consulter, l'ancien hôte de Matignon aurait été contraint de signer un chèque de 7.200.776 francs à l'ordre du Trésor public.

 

En outre, il aurait dû tirer un trait sur le remboursement par l'Etat d'une partie de ses frais de campagne, alors qu'il avait tablé sur 30,17 millions de francs d'aide publique. L'ancien hôte de Matignon, en clair, se serait retrouvé sur la paille.

 

Ces chiffres – inconnus jusqu'ici – ont été extirpés des archives du Conseil constitutionnel (couvertes par le secret jusqu'en 2020) par la Division nationale d'investigations financières (DNIF) en mai, lors d'un «transport» effectué dans le cadre d'une enquête préliminaire sur des présomptions de financement illicite de la campagne d'Edouard Balladur. Les policiers ont constitué sur place de nombreux scellés, dont Mediapart a pris connaissance. Ils dévoilent les détails de l'instruction menée à l'automne 1995 par les trois rapporteurs adjoints du Conseil constitutionnel en charge du dossier Balladur, trois hauts fonctionnaires chargés de contrôler l'exhaustivité et l'honnêteté des comptes, d'éplucher les factures et les justificatifs de recettes.

 

En parcourant leur copie, on découvre ce chiffre explosif: plus de 13,3 millions de francs de dépenses effectuées par l'équipe d'Edouard Balladur n'ont jamais été inscrites dans les comptes, alors qu'elles auraient dû y figurer. Une sacrée «omission»!

 

Les rapporteurs jugent indispensable, dans leurs conclusions, de les réintégrer. «Après rectifications», ils calculent que «le compte de campagne fait apparaître un montant de dépenses de 97.200.776 francs», au lieu des 83.846.491 francs affichés par le trésorier de campagne. C'est 8% de plus que le plafond des dépenses autorisées par la loi, alors fixé à 90 millions de francs par candidat.

 

Les rapporteurs tiennent là une raison suffisante pour préconiser le rejet du compte, déjà plombé dans son volet recettes par un versement de 10,25 millions de francs en grosses coupures dépourvu de tout justificatif crédible, de tout «commencement de preuve» quant à son origine (sur lequel Mediapart s'est déjà largement penché).

Les hauts fonctionnaires se lancent ainsi dans l'inventaire des dépenses «oubliées» par le trésorier d'Edouard Balladur, qu'ils ont pris soin de «repêcher», une par une. En voici la liste, d'une ampleur difficile à soupçonner:

 

• 4.286.000 francs pour des permanences électorales

 

• 1.482.286 de sondages (payés par le Parti républicain ou le parti radical, alors qu'ils ont servi à Edouard Balladur)

 

• 2.277.600 pour des affiches, tracts, etc.

 

• 2.471.416 pour des réunions publiques

 

• 306.570 pour des locations de salles

 

• 12.000 pour des déplacements du candidat

 

• 912.000 pour des transports de militants

 

• 208.000 pour l'hébergement et le transport d'orateurs invités à des manifestations

 

• 30.000 pour des voyages dans les DOM-TOM

«Remises» d'entreprises

En plus, les rapporteurs butent sur des «remises» accordées par des entreprises au candidat Balladur, sans raison apparente. En réponse à ces sous-facturations évidentes, ils «regonflent» la note, pour faire payer le juste prix.

Voici la liste des «remises» indues qu'ils établissent:

 

• 628.362 francs de l'imprimeur Euro2C (une société qui entretient des liens étroits avec la droite, déjà croisée par Mediapart lors d'une enquête sur Eric Woerth)

 

• 841.601 de Market Place (organisateur de manifestations)

 

• 26.981 de l'hôtel Méridien

 

• 14.200 de l'hôtel Lutetia

 

• 72.758 de Delta diffusion (entreprise de routage)

 

A la fin de leur instruction, ce sont en tout 13.354.285 francs de dépenses que les rapporteurs jugent indispensable de réintégrer dans le compte... qui déborde du coup de 7.200.776 par rapport au plafond légal. Si l'on suit le raisonnement, Edouard Balladur doit être condamné à verser 7.200.776 francs au Trésor public (c'est l'article L52-15 du code électoral). Surtout, l'Etat ne doit plus assumer aucun des frais de campagne de l'ancien premier ministre, et Bercy doit se faire rembourser au passage une avance d'un million de francs consentie à Edouard Balladur au début de sa campagne.

 

Mais ce scénario «catastrophe» a été balayé par les membres du Conseil constitutionnel le 3 octobre 1995, lors d'une séance mémorable que Mediapart a déjà racontée par le menu. Ce jour-là, sous la pression du président Roland Dumas (nommé par François Mitterrand), les rapporteurs ont été sommés de revoir leur copie, afin de «blanchir» le compte d'Edouard Balladur. L'argument avancé: si le Conseil rejette celui-ci, il devra réserver le même sort à celui de Jacques Chirac, qui explose encore davantage le plafond des dépenses légales. Or Jacques Chirac, à ce moment-là, est installé à l'Elysée depuis des mois... Comment annuler son élection?! Roland Dumas décrète cette solution inimaginable.

 

Les rapporteurs s'exécutent: ils «oublient» les recettes injustifiées et réintègrent 5,9 millions de dépenses seulement, sur les 13,3 millions «négligées» par le trésorier. Les compteurs d'Edouard Balladur s'arrêtent ainsi miraculeusement à 223.881 francs du plafond autorisé (soit une marge de 0,25%!). Le Conseil peut apposer son tampon.

Au final, le 3 octobre 1995, seul le «petit» candidat Jacques Cheminade, qui avait totalisé 0,28% des voix, aura vu son compte rejeté, pour une histoire de prêt sans intérêt – il fallait bien faire un exemple. Depuis cette date, Bercy ne cesse de lui réclamer un million de francs (que Jacques Cheminade n'a jamais payé, malgré les multiples saisies). En avril dernier, le Service recouvrement de la Direction générale des finances publiques lui écrivait encore: «Monsieur, vous restez redevable à ma caisse (...) pour un montant de 152.449,02 euros majoré de 20.443,16 euros de frais de poursuite et impayé à ce jour pour 171.325,46 euros, au motif de remboursement d'avance forfaitaire sur les dépenses de campagne à l'élection présidentielle de 1995.» Edouard Balladur, de son côté, n'aura jamais eu de difficultés avec son trésorier-payeur général.

 

08 Décembre 2010 site MEDIAPART 

 

 

Mathilde Mathieu
Michaël Hajdenberg
Fabrice Lhomme
Fabrice Arfi

 

 

 

 

Balladur 1995: les secrets de la décision du Conseil constitutionnel

Octobre 1995, rue Montpensier, à Paris. Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel, lève la séance. Les neuf membres de l'institution viennent de se livrer à un exercice encore inédit sous la Ve République: contrôler les comptes de campagne des candidats à l'élection présidentielle (remportée quelques mois plus tôt par Jacques Chirac).

En cinq jours de débats, ils ont rejeté un seul dossier pour irrégularité – celui de Jacques Cheminade (0,28% des voix). Sur tous les autres, les «Sages» ont apposé leur tampon – permettant le remboursement par l'Etat d'une partie des dépenses engagées. Pour marquer ce moment historique, Roland Dumas invite tout le monde à déjeuner: ses huit collègues, mais aussi les dix rapporteurs adjoints du Conseil.

Désignés trois mois plus tôt, ces hauts fonctionnaires, maîtres des requêtes au Conseil d'Etat ou conseillers référendaires à la Cour des comptes, ont abattu seuls le travail d'«instruction»: pour évaluer l'exhaustivité et la sincérité des comptes, ils ont épluché les volets dépenses et recettes, les factures présentées par les candidats, les listes de donateurs, etc.

Ce jour-là, au moment où le Conseil lève le camp, ils se braquent et refusent l'invitation – une claque pour Roland Dumas. En fait, ces rapporteurs sont excédés, certains écœurés: alors qu'ils recommandaient le rejet pur et simple du compte d'Edouard Balladur, leur avis vient d'être balayé en séance par les «Sages», qui ferment les yeux sur une recette de 10 millions de francs en espèces d'origine non justifiée...

 

Quinze ans plus tard, ce secret – censé dormir dans les archives de la rue Montpensier jusqu'en 2020 – s'étale au grand jour: vendredi 8 octobre, Libération a publié des extraits des conclusions rédigées par les rapporteurs à l'époque. En fait, c'est la Brigade centrale de lutte contre la corruption de Nanterre qui a fouillé les archives du Conseil constitutionnel, dans le cadre d'une enquête préliminaire en marge de l'attentat de Karachi sur l'hypothèse d'un financement illégal de la campagne d'Edouard Balladur (par le biais de «rétrocommissions» récupérées sur des ventes d'armes au Pakistan).

Avec quinze ans de «retard», Mediapart a reconstitué cet épisode peu reluisant: comment le Conseil, garant de la régularité de l'élection du Président, a-t-il pu valider un compte jugé irrégulier par ses propres rapporteurs?

Dix millions dans un coffre

Tout démarre, en fait, le 12 juillet 1995: Roland Dumas désigne ce jour-là une équipe de dix «adjoints», qui vont se répartir les comptes de campagne tout juste déposés par les candidats – dont ceux d'Edouard Balladur (éliminé dès le premier tour), de Lionel Jospin (battu au second) et de Jacques Chirac (entré le 17 mai à l'Elysée). Parmi ces hauts fonctionnaires, pas mal sont trentenaires, scrupuleux, le mors aux dents. Mais leur tâche de contrôle s'annonce périlleuse: ces rapporteurs n'ont aucun pouvoir d'investigation réel – en tout cas pas ceux d'un officier de police judiciaire. Ils peuvent simplement réclamer – sinon quémander – «toute information utile» ou «document relatif aux recettes et aux dépenses», auprès des intéressés ou de tiers. Ce manque de moyens tranche avec l'énormité des enjeux: si le compte de Jacques Chirac est rejeté, son élection sera tout bonnement annulée; si le dossier d'un perdant est retoqué, ce dernier perdra son droit au remboursement par l'Etat d'une partie de ses frais de campagne – en clair, il sera ruiné...

 

Trois d'entre eux empoignent le dossier de l'ancien Premier ministre, Edouard Balladur, qui a présenté le bilan suivant (pour ses 12 mois de campagne):

 

 

 

 

Très vite, les rapporteurs froncent les sourcils, surpris par deux incongruités majeures: d'abord, un paquet de dépenses ne sont pas comptabilisées dans les 83,8 millions déclarées (sachant qu'un plafond légal de 90 millions a été fixé pour le premier tour de l'élection); ensuite, aucune pièce ne justifie l'origine d'un versement de 10,25 millions de francs en espèces, déposés en grosses coupures le 26 avril 1995 sur le compte bancaire de l'AFICEB (l'association de financement de sa campagne)...

 

 

Dès la fin du mois de juillet, les fonctionnaires entament un échange de courriers avec le représentant du candidat – Edouard Balladur ne répondra jamais en direct, malgré plusieurs lettres recommandées à son nom avec accusés de réception... A la fin de l'instruction, leur religion est faite: ils jugent indispensables de «rétablir l'exhaustivité des dépenses», en clair de réintroduire des millions de francs correspondant à des réunions publiques, des voyages outre-mer, des locations de permanences électorales, des frais de sécurisation de meetings, ou encore des sondages... Avec leurs calculs, le plafond légal est enfoncé.

 

Surtout, dans leur rapport, ils écrivent: «Le candidat ne sait manifestement pas quelle argumentation opposer aux questions» soulevées par le dépôt des 10,25 millions de francs, «dépourvu de tout justificatif». D'où vient cet argent liquide? Des fonds secrets de Matignon? D'un circuit de financement occulte? Sinon, pourquoi tant de liasses déposées d'un seul coup? Interrogé, le représentant d'Edouard Balladur a bien tenté deux explications: cette somme proviendrait de «ventes diverses de gadgets et de tee-shirts, ainsi que de “collectes au drapeau” effectuées lors des manifestations et réunions publiques»; elles «auraient été accumulées dans un coffre-fort et déposées sur le compte bancaire globalement, à la fin de la campagne, pour éviter les transports de fonds»....

 

Mais les rapporteurs rappellent qu'il aurait fallu, dans ce cas, détailler les «recettes manifestation par manifestation», et produire «un relevé sommaire des objets vendus» – comme d'autres candidats l'ont fait, Lionel Jospin par exemple. Enfin, ils n'accordent aucun crédit à l'hypothèse de dons gardés au chaud et versés d'un bloc – d'autres sommes en espèces ayant été «déposées régulièrement sur le compte bancaire» (précisément 22 fois entre le 13 mars et le 14 avril 1995). Les fonctionnaires, au passage, s'autorisent un trait d'ironie cinglant: «On voit mal un ancien ministre des Finances (...) laisser dormir jusqu'à dix millions dans un coffre au lieu de les placer pour récupérer quelques intérêts...» En bref, à leurs yeux, l'équipe d'Edouard Balladur n'apporte «aucun commencement de preuve».

 

Dans leur rapport final, ils lâchent donc le mot fatidique, proposant le «rejet» du compte!

 

Pile en dessous du plafond légal

Et puis, au début du mois d'octobre, le «jour J» arrive, où le rapporteur principal doit présenter ces conclusions au Conseil constitutionnel. Il entre dans la grande salle, s'assied en face des neuf «Sages», réunis autour de leur table en fer à cheval, seuls habilités à voter. Il fait distribuer son «projet de décision» – la plupart des membres n'ont pas eu accès au dossier en amont et découvrent à cet instant seulement qu'un rejet du compte d'Edouard Balladur est préconisé... Le haut fonctionnaire insiste sur la recette douteuse de 10,25 millions de francs, sur les multiples «omissions» en matière de dépenses, devant un Conseil ultra gêné. A la fin, Roland Dumas suggère au rapporteur de sortir, pour revoir sa copie.

Car au fond, les «Sages» (nommés majoritairement par la gauche) jugent impensable de sévir: d'abord, ils rechignent à ruiner un ancien Premier ministre; ensuite, ils comparent son dossier à celui de Jacques Chirac, dont le volet dépenses leur a posé d'énormes problèmes aussi – un dossier qu'ils ont fini par replâtrer et valider, faute de légitimité suffisante à leurs yeux pour annuler l'élection d'un président de la République installé depuis cinq mois et choisi par 16 millions de Français... Le Conseil constitutionnel, Roland Dumas en tête, croit n'avoir pas d'autre choix que d'apposer son tampon.

 

Le rapporteur du compte d'Edouard Balladur, cependant, fait de la résistance. Lorsqu'il revient, plus tard dans la journée, il a bien «corrigé» sa copie, mais pas suffisamment... Il doit ressortir. Puis revenir. In fine, le dépôt de 10,25 millions de francs est oublié; et le fonctionnaire propose de réintégrer 6 millions de dépenses seulement, de telle sorte que le montant total des frais officiellement engagés par le candidat atteigne 89.776.119 francs, soit 223.881 francs de moins que le plafond autorisé (une marge ridicule de 0,25%...). Les dépenses de Jacques Chirac, elles, auront été arrêtées – comme par magie – à 40.000 francs du maximum légal ! Une farce...

 

Au final, seul Jacques Cheminade, candidat marginal issu du Parti ouvrier européen, dont le sort n'intéresse pas grand-monde, aura vu son compte rejeté (à cause d'un prêt sans intérêt), permettant au Conseil constitutionnel d'adopter un air sévère à peu de frais... L'un des rapporteurs, passablement dégoûté par cette séquence, lâchera ce mot, en quittant la salle du Conseil: «Tout ce travail pour en arriver là!»

Dans les mois qui ont suivi cet épisode, le Conseil constitutionnel a adressé une note au gouvernement, pour réclamer pouvoirs et moyens supplémentaires, dans la perspective du contrôle de la présidentielle de 2002...

Surtout, une fois ses neuf ans écoulés rue Montpensier, l'un des neuf membres du conseil a révélé le pot aux roses – à condition de savoir lire entre les lignes. Dans un article publié très discrètement dans les Mélanges en l'honneur de Pierre Pactet (éditions Dalloz, 2003), Jacques Robert, professeur de droit, a regretté la «pusillanimité, pour ne pas dire (le) manque de courage (du Conseil) en matière électorale». «Nul ne peut sérieusement faire grief au Conseil constitutionnel de ne pas utiliser des pouvoirs (de coercition) qu'il n'a pas, a-t-il écrit. Mais qu'au moins, quand il a la certitude de mensonges avérés ou la preuve évidente de nombreuses dissimulations ou minorations de dépenses, il se montre impitoyable! Or nous sommes loin du compte...»

Dans une allusion transparente à Jacques Chirac et Edouard Balladur, le professeur revenait sur le manque cruel de sanctions proportionnées dans l'artillerie du Conseil: «Si le contrevenant est battu (à la présidentielle), les sanctions financières qui lui seront infligées peuvent le conduire à la ruine personnelle (...). Alors on couvrira du manteau de la plus Haute juridiction du pays la fraude souvent évidente de certains des plus hauts personnages de l'Etat... quitte à se rattraper peu glorieusement sur quelque petit candidat.» A propos d'octobre 1995, Jacques Robert confiait avoir passé, pour résumer, «des moments particulièrement difficiles et souvent inadmissibles».

Mercredi 13 octobre 2010 (quinze ans après!), le patron du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, Jean-Marc Ayrault, devrait demander officiellement au Conseil constitutionnel d'ouvrir ses archives et de «libérer» des documents devenus capitaux pour le travail du juge Renaud Van Ruymbeke sur les soupçons de financement occulte pesant – plus que jamais – sur la campagne d'Edouard Balladur.

 

11 Octobre 2010 site MEDIAPART 

 

Mathilde Mathieu
Michaël Hajdenberg


09/12/2010
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