La Mirabelle Rouge

Karachigate: Sarkozy en première ligne

Karachi: des documents saisis par les juges contredisent Nicolas Sarkozy

par Fabrice LHOMME et Fabrice ARFI (Mediapart)

 

 

Contrairement à ce qu'il a affirmé à Lisbonne, le 19 novembre, à quelques journalistes, Nicolas Sarkozy a bien eu connaissance, en tant que ministre du budget entre 1993 et 1995, des aspects financiers du contrat des sous-marins Agosta de la Direction des constructions navales (DCN) vendus au Pakistan, aujourd'hui au cœur du volet politico-financier de l'affaire de Karachi.

«Je n'ai jamais été ministre de la défense, je suis pas au courant des contrats de sous-marins négociés à l'époque (...), en tant que ministre du budget, je n'ai jamais eu à en connaître ni de près ni de loin», a notamment assuré le chef de l'Etat lors d'une rencontre informelle avec la presse, tenue en marge d'un sommet de l'OTAN.

Seulement voilà, le juge Marc Trévidic, en charge du volet terroriste de l'affaire de Karachi, a récemment obtenu la déclassification d'un document «confidentiel défense», une lettre ou un projet de lettre de l'ancien ministre de la défense, François Léotard, qui ruine l'argumentaire présidentiel.

 Ce document est destiné, manifestement fin 1994 ou début 1995 – la date exacte n'est pas mentionnée –, à son collègue du budget, Nicolas Sarkozy, afin que celui-ci octroie la garantie de l'Etat en faveur de la cession des sous-marins tout juste vendus au Pakistan, et ce malgré l'énorme déséquilibre financier que représentait alors le contrat Agosta pour les finances publiques. Il s'avérera en effet ruineux pour les caisses de l'Etat.

 

Ce document démontre, s'il en était besoin, que le ministre du budget est, à l'évidence, l'un des ministres clés dans les contrats d'armement. «Celui qui, par nature, dans le fonctionnement de nos institutions, en sait très long sur ces histoires de ventes d'armes et de commissions, c'est le ministre du budget. C'est là qu'il faut chercher», nous rappelait à ce sujet le mentor de M. Sarkozy, Charles Pasqua, dans l'ouvrage Le Contrat, publié aux éditions Stock en mai dernier.

De fait, pour toutes les opérations d'exportation de la DCN, son rôle est à ce point prépondérant que sa signature accompagne toujours celle de son homologue de la défense au bas d'un document capital, nommé «lettre de garantie». C'est le document par lequel l'Etat accepte de se porter financièrement garant du contrat, en cas de défaillance de l'acquéreur.

Les «sociétés-écran» de la DCN

«Je précise que le plan de financement d'un contrat comme le contrat Agosta comportait toutes les données, y compris les frais commerciaux (les commissions, NDLR)», avait, à ce propos, expliqué en novembre 2009 l'ancien directeur financier de la DCN, Gérard-Philippe Menayas, dans le cabinet du juge Trévidic.

«Or, ce plan de financement était soumis aux autorités de tutelle, c'est-à-dire au ministre de la défense lui-même (et) au ministre du budget. De ce fait, des exigences hors normes (notamment le montant des commissions suspectes, NDLR) avaient toutes les chances d'être refusées. Il y a eu quelques remarques dont je ne me souviens plus exactement, mais c'est passé», avait ajouté l'ancien grand argentier de la DCN.

 

De fait, un courrier (dont Mediapart a fait état en octobre) signé du directeur de cabinet du ministre de l'économie socialiste Michel Sapin et adressé au premier ministre Pierre Bérégovoy le 23 mars 1993, une semaine avant l'arrivée de M. Balladur à Matignon, atteste que le contrat Agosta était alors considéré comme «risqué» et «déraisonnable» pour l'Etat français. Il fut pourtant signé en toute hâte par l'équipe Balladur.

Plus récemment, Gérard-Philippe Menayas a également expliqué dans le cabinet du juge Renaud Van Ruymbeke, en charge du volet financier de l'affaire de Karachi, que «le volume total des commissions était validé, contrat par contrat, par les deux ministres du budget et de la défense». Donc, si l'on en croit cet acteur clé du dossier, par Nicolas Sarkozy en ce qui concerne le contrat Agosta.

Sur la question des commissions et des possibles rétrocommissions illégales générées par le marché des sous-marins pakistanais, une perquisition menée le 20 octobre à Bercy par le juge Van Ruymbeke a été particulièrement fructueuse.

Des notes de 1996 saisies au ministère du budget, que Nicolas Sarkozy a dirigé entre 1993 et 1995, décrivent dans le détail un système de «sociétés-écran» utilisées par la DCN dans des paradis fiscaux pour le versement de commissions occultes liées au contrat des sous-marins Agosta.

Les secrets de Heine

Or, la création au Luxembourg de l'une de ces sociétés-écran, baptisée Heine, a «directement» été validée, fin 1994, par le ministre du budget de l'époque, Nicolas Sarkozy, selon une note de la DCN et un rapport de la police luxembourgeoise de janvier 2010, dont Mediapart a déjà fait état.

La preuve, en dépit des dénégations du président («J'ai donné mon aval (à Heine, Ndlr). Mais il y a une pièce qui dit que j'ai donné mon aval ? (...) Jamais»):

C'est par Heine qu'ont transité 33 millions d'euros de commissions suspectes dans le cadre du contrat Agosta, sommes promises à des intermédiaires qui ont été, à en croire de nombreux témoins, «imposés» à la dernière minute par le gouvernement Balladur dans les négociations, alors que celles-ci étaient déjà closes.

Une partie de ces commissions aurait, en retour – ce que l'on appelle une rétrocommission –, servi au financement illégal de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur, en 1995, dont Nicolas Sarkozy fut l'un des animateurs.

En ce qui concerne les documents saisis à Bercy par le juge Van Ruymbeke, il s'agit pour l'essentiel de notes manuscrites et de liasses fiscales qui, toutes, confirment que, dès 1996, soit un an après le départ de M. Sarkozy du ministère du budget, les services de Bercy étaient renseignés, dans le détail, sur le parcours des commissions, y compris les plus suspectes, versées dans le cadre de grands contrats d'armement passés par la DCN, ainsi que sur les structures offshore qui les ont abritées.

Les notes manuscrites – trois feuillets numérotés, datés du 11 décembre 1996 –, non signées, évoquent ainsi de manière schématique le montage financier mis en place par la DCN pour le versement de commissions à des «agents» dans le cadre de plusieurs contrats, dont celui des sous-marins Agosta. L'une de ces notes décrit ainsi un système à «deux étages» pour les paiements: le premier passe par le Luxembourg et l'Irlande, le second par l'île de Man, les Bahamas et les îles Caïmans.

A chaque fois, il est question de «sociétés-écran». D'après les documents, celles-ci sont «contrôlées à 100%» et entretiennent des «relations privilégiées avec une banque dans chaque endroit». Il est aussi évoqué un «brouillage de piste par l'éclatement des sommes en cas de contrôle des bénéficiaires». Difficile de donner une meilleure illustration d'un montage financier opaque. D'autant qu'il est également question, dans ces notes, de «contrôle» et d'«infraction».

Nicolas Sarkozy démenti par les faits

Il faut rappeler qu'à cette date, verser des commissions à des décideurs étrangers était encore légal – cela sera proscrit en septembre 2000. La mise en place d'un tel système occulte, dans des paradis fiscaux, pour le versement de certaines de ces commissions peut donc laisser penser que ces dernières avaient en fait pour vocation de “revenir” en France, par exemple pour financer illégalement des hommes politiques, pratique évidemment beaucoup moins avouable.

Or, le système évoqué ici, dont le pion central fut donc la société luxembourgeoise Heine validée par M. Sarkozy, est précisément celui que la DCN a mis sur pied au milieu des années 1990 pour garantir la discrétion des paiements des commissions les plus sensibles, comme l'a déjà décrit à plusieurs reprises devant la justice l'ancien directeur financier de l'entreprise, Gérard-Philippe Menayas.

 

La justice s'interroge aujourd'hui sur la nécessité de créer dans l'urgence, fin 1994, une plateforme financière offshore comme Heine, si ce n'est pour dissimuler des mouvements financiers que la loi de l'époque aurait pu réprouver, par exemple des rétrocommissions, dont l'existence a été confirmée ces derniers jours par deux responsables politiques français (Charles Millon et Dominique de Villepin).

Mais ce n'est pas tout. Interrogé à Lisbonne, le 19 novembre, par des journalistes sur son implication en tant qu'ancien ministre du budget dans l'affaire de Karachi, Nicolas Sarkozy s'est emporté et a notamment déclaré: «Alors, on me dit, il y a eu des commissions ? Parfait. Personne n'a la moindre preuve de quoi que ce soit, personne.» L'affirmation présidentielle est, une nouvelle fois, démentie par les faits.

En effet, parmi les documents saisis par le juge Van Ruymbeke à Bercy figurent notamment des liasses fiscales de la Direction générale des impôts, qui dépend du ministère du budget, dans lesquelles sont recensées les «commissions» versées dans le cadre du contrat Agosta à plusieurs sociétés-écran, notamment Heine au Luxembourg.

 

Pour la seule année 1995, celle-ci a par exemple touché quelque 149.409.000 de francs au titre du marché des sous-marins pakistanais. Soit une partie des commissions injustifiées promises aux deux intermédiaires de la dernière heure, Ziad Takieddine et Abdulrahman El Assir.

Le Nouvel Observateur révèle par ailleurs sur son site internet, ce mercredi, que Jacques Chirac, sitôt élu président de la République, avait ordonné en 1996 au ministère du budget une enquête sur les contrats de la DCN. Les conclusions du rapport de la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) ont été, d'après l'hebdomadaire, très sévères, notamment sur le montant des commissions.



24/11/2010
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