La Mirabelle Rouge

Les évidences dogmatiques d'Arlette Chabot fabriquent l'info

La cotonneuse évidence de la démographie

Par DANIEL SCHNEIDERMANN  (Libération 01.06.2010)

Certes, certes, les victoires idéologiques ne sont pas toujours remportées par la droite. Il arrive, même dans les dernières années, que la gauche en remporte quelques-unes. Sur le bouclier fiscal, par exemple, elle est magnifiquement parvenue à accrocher aux pieds de Sarkozy, comme un boulet, l'étiquette de défenseur des riches (étiquette exacte, même si l'affaire représente des montants négligeables). Pourtant, si l'on y réfléchit, quelle belle, quelle magnifique victoire de la droite, d'avoir réussi à faire pénétrer dans les esprits cette idée simple : «Puisqu'on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps.» Non pas que cette proposition soit forcément fausse. Mais tout se passe comme si elle ne pouvait même plus être discutée dans l'espace public. Comme si la contester revenait à prétendre qu'il fait nuit à midi. Dieu sait si pourtant l'époque se plaît à tournebouler les idées économiques reçues. L'euro faible est-il forcément synonyme d'enfer ? Est-ce forcément un mal que nous vivions «au-dessus de nos moyens» ? Ces évidences d'hier sont aujourd'hui discutées. Mais l'évidence démographique, elle, perdure. Cette unanimité ouateuse, qui n'est pas sans rappeler l'évidence du vote «oui» lors du referendum de 2005, se traduisait, par exemple, l'autre semaine, dans l'insistance d'Arlette Chabot à faire condamner par Dominique Strauss-Kahn le «dogme» de la retraite à 60 ans.

Patronne de l'information de France 2, intervieweuse en titre des présidents et des prétendants présidents, Arlette Chabot est une des journalistes de l'audiovisuel qui possède la plus grande capacité à traduire une doxa cotonneuse en langage non verbal (grimaces sceptiques, questions répétitives avec vrais morceaux d'évidence à l'intérieur, soupirs exaspérés, insistance désabusée, appels inlassables à la connivence familière avec l'interlocuteur, autour d'une commune abjuration de la «langue de bois», et autres stratagèmes qui mériteraient d'être étudiés en détail). Elle dut s'y reprendre à deux fois, avec deux insistantes questions sur le «dogme», pour que Dominique Strauss-Kahn lâche enfin la petite phrase qui assurerait les reprises, et amorcerait le feuilleton tant souhaité «Dominique Strauss-Kahn contre Martine Aubry» : «Je ne crois pas qu'il doive y avoir de dogme». Sans doute DSK n'avait-il pas trop besoin qu'on le pousse dans ce sens : son antidogmatisme est incontestable. Mais disons que c'est par la connivence, et la provocation, que Chabot réussit à l'accoucher en douceur. «Puisqu'on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps» : dans l'absolu, chacun des membres de cette proposition pourrait pourtant être discuté. Exemples. On pourrait s'arrêter sur le «on doit». Cette conséquence de l'augmentation de la durée de vie est-elle vraiment obligatoire ? Ne peut-on imaginer, à la vie, une autre finalité que le travail (solidarité, sollicitude pour les plus vulnérables, épanouissement personnel) ? Réponse immédiate du cercle de la raison à l'audacieux qui poserait la question : «Ah, vous voulez donc que nous soyons laissés sur le bas-côté ? Le monde bouge, lui. Il avance ! Regardez les Chinois !»

Certes, certes. Il faudrait les «regarder», les Chinois. Et peut-être même de plus près. Il faudrait «regarder» les suicides dans les usines où les ouvriers travaillent douze heures par jour, pour que l'iPad des consommateurs français puisse être lancé à l'heure, avec des stocks suffisants. Mais les regards commencent à se braquer sur cette réalité-là. «Puisqu'on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps» : on pourrait aussi faire subir à la fameuse proposition la torture du syllogisme. Si l'on vit plus longtemps, chers défenseurs de la proposition, c'est aussi parce qu'on travaille moins longtemps (le travail est usant). Si l'on travaille plus longtemps, alors on vivra moins longtemps. Faudra-t-il donc, à ce moment, renverser votre intangible proposition, et réformer le système, pour travailler moins longtemps ? «Puisqu'on vit…», etc. : si l'on était facétieux, on pourrait enfin se demander si l'irréfutable proposition ne dissimule pas des mobiles plus contestables. Est-ce vraiment «parce que l'on vit plus longtemps», que la réforme s'emballe, que le gouvernement déploie des trésors d'ingéniosité stratégique, de dissimulation, de créativité sémantique, pour faire passer sa réforme, ou bien parce que l'on panique devant Bruxelles, les agences de notation et le spectre de la dégradation de la note de la France ? Est-ce la sainte Démographie, et elle seule, qui pousse à la réforme, ou y est-on précipité par les fins de mois difficiles de l'Etat, qui font que chaque trimestre est bon à prendre pour ne pas aggraver le déficit des comptes publics ?



01/06/2010
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