La Mirabelle Rouge

Libre concurrence et guerre des tarifs contre les coopérations

La bataille du rail s'envenime six mois après l'ouverture à la concurrence en Europe (Le Monde 21.06.2010)

 

Controverses avec Trenitalia et éclats de voix avec la  Deutsch Bahn  sur fond de rivalités commerciales et d'accusations de protectionnisme déguisé : les rapports entre la SNCF et ses homologues italienne et allemande ont, ces temps-ci, viré à l'aigre. La libéralisation des marchés ferroviaires est devenue une réalité juridique depuis 2010 et l'entreprise publique doit faire face à une concurrence toujours plus rude au sein d'un secteur public dont les champions sont bien décidés à sortir de leurs bases nationales.
Jeudi 17 juin, la SNCF a annoncé avoir décidé, "par correction vis-à-vis des voyageurs", de ne plus prendre de réservations sur la ligne TGV Paris-Turin-Milan à compter du 1er juillet. Comme cela avait déjà failli être le cas l'année dernière à la même époque, la SNCF risque de devoir débarquer ses passagers à Modane et les inviter à monter dans des rames de Trenitalia.

Officiellement, le problème tient à l'adaptation du matériel français au nouveau système de signalisation italien qui doit entrer en vigueur. Ces difficultés techniques dissimulent à peine la détérioration des relations entre les deux entreprises publiques qui ont, chacune de leur côté, noué des alliances avec le principal concurrent privé de l'autre.

En France, Trenitalia ouvrira fin 2011 avec Veolia-Transport la première liaison grande vitesse privée Milan-Turin-Paris mais se plaint de la lenteur du processus d'homologation de son matériel roulant. Le consortium franco-italien déplore aussi le retard des décrets d'application de la loi de décembre 2009 consacrant l'ouverture du secteur ferroviaire à la concurrence. "Il est prévu d'autoriser le cabotage - c'est-à-dire la possibilité de transporter des voyageurs d'un point à un autre à l'intérieur du territoire français -, mais on ignore toujours sous quelles conditions", déplore-t-on chez Veolia.

De son côté, la SNCF a pris 20 % de la compagnie ferroviaire privée NTV, qui lancera en 2011 un réseau de liaisons à grande vitesse desservant neuf villes italiennes. Elle compte apporter son savoir-faire à ce projet qui ouvre une brèche dans le monopole de Trenitalia.

Avec la Deutsche Bahn (DB), la polémique est vive. Dans le Financial Times Deutschland du 10 juin, Guillaume Pepy, le président de la SNCF, s'en est pris à "la toute-puissance d'une mégaentreprise", affirmant que le marché allemand est "théoriquement ouvert" à la concurrence mais "qu'en pratique, il est très compliqué". SNCF et DB, qui défendaient autrefois un certain modèle de service public face à la logique de déréglementation libérale à la britannique, ont vu se multiplier leurs conflits d'intérêts. Le dernier en date est le rachat par la DB, présente dans 130 pays, d'Arriva, un opérateur de bus et de trains britannique que convoitait Keolis, filiale de la SNCF. La Deutsche Bahn, dirigée par Rüdiger Grube - venu du privé, cet ancien dirigeant de Daimler et d'EADS est rompu à la gestion des rapports de force franco-allemands -, exaspère son homologue française en se posant en élève modèle de l'ouverture à la concurrence.

Tandis que la SNCF tient mordicus au statut d'entreprise publique que Bruxelles lui conteste, le gouvernement allemand a mis à profit la réunification allemande pour transformer la DB en société par actions, apurer ses dettes et assouplir le statut de ses cheminots qui partent à la retraite à 65 ans. "Que les Français ouvrent leur marché !", a lancé, le 16 juin dans le magazine Ville, rail et transport Rüdiger Grube, qui ne perd jamais une occasion de rappeler que les opérateurs français, parmi lesquels Keolis, réalisent 7 % du trafic voyageurs en Allemagne.

Guillaume Pepy est remonté au créneau en affirmant que son "petit doigt lui disait" que la DB avait l'intention de lancer en 2012 une liaison concurrente au Thalys (Paris-Bruxelles-Cologne), dont elle est pourtant actionnaire à hauteur de 10 %. A ces rivalités s'ajoute l'ambition des chemins de fer allemands de faire pièce à Eurostar en ouvrant une ligne à grande vitesse vers Londres à l'horizon des Jeux olympiques de 2012. Dominique Bussereau, secrétaire d'Etat aux transports, a tenté de calmer le jeu en appelant les deux entreprises "à mieux travailler ensemble" et éviter "les querelles inutiles".

Occupée à ferrailler sur le champ de bataille des liaisons à grande vitesse, la SNCF doit aussi faire avec l'émergence de rivaux sur ses prés carrés traditionnels. Non contents de guigner la gestion des TER, largement financés par les régions, les membres de l'Association française du rail (AFRA, qui regroupe notamment Veolia-Transport, la DB et Trenitalia) ont officiellement posé leur candidature pour opérer plusieurs lignes Corail, Intercités et trains de nuit dans les mêmes conditions que la SNCF.

L'Etat, qui négocie avec la société nationale un accord de financement de ces lignes déficitaires, n'accédera pas à leur demande mais la pression exercée par les "outsiders" n'est pas seulement symbolique. Elle vise à obtenir des pouvoirs publics qu'ils limitent la durée des futurs contrats qui confieront ces lignes à la SNCF.

 

Jean-Michel Normand



23/06/2010
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