La Mirabelle Rouge

Sondage:Marine Le Pen à 23% au premier tour ? Peu probable

Par Jacques Le Bohec | Prof. en sciences de l'information article publié dans une tribune  le 06.03.2011 sur Rue89

 

Le sondage publié le 5 mars par LeParisien.fr, et donnant Marine Le Pen en tête des intentions de vote, illustre bien l'importance de la proposition de loi adoptée en première lecture par le Sénat, défendue par Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli. On ne les laissera pas faire car les sondages rendent trop de services à trop de gens dominants.

Une nouvelle loi limiterait grandement, en effet, les sondages peu sérieux et répondant à des tentatives de manipulation politique à l'approche de l'élection présidentielle.

Mais l'habitude s'est installée dans les rédactions des grands médias, parmi les politologues, de ne pas mettre en cause fondamentalement des agrégats qui sont avant tout des produits commerciaux fabriqués par des firmes privées qui s'octroient la désignation fallacieuse d'« institut » alors qu'elles sont soumises aux lois du marché.

Certes, les journalistes prennent quelques précautions rhétoriques (emploi du conditionnel, question sans relance permettant au sondeur invité de rassurer) mais elles ne font que renforcer l'importance de l'événement.

Sondages frelatés, journalistes complices

Il semblerait bien que, malgré leur importance politique, les journalistes ne connaissent rien des critiques scientifiques drastiques à leur égard et les valident sans coup férir. Les leaders du Parti socialiste, quant à eux, n'ont rien trouvé de mieux que de s'alarmer des résultats du sondage. La croyance dans les sondages est bien intériorisée.

Il est significatif que les journalistes n'invitent presque jamais des sociologues politiques (Alain Garrigou, par exemple) qui disposent d'arguments massue montrant l'inanité scientifique de l'activité sondagière actuelle ; ils cèdent au chantage frileux et suspect des sondeurs (« c'est lui ou moi »). Si les politistes critiques étaient si incompétents comme ils le prétendent, pourquoi ont-ils peur de débattre avec eux ? !

Mais on sait combien journalistes et politologues ont besoin des sondages, même frelatés, comme boussole pour couvrir l'actualité et la commenter à chaud dans des émissions qui sont réservées à ceux qui y croient mordicus (et pour cause : ils n'auraient pas grand-chose à dire sinon). Quitte à essuyer une humiliation de temps à autre, comme Pascal Perrineau (directeur du Cevipof) en 2002, qui n'a pas du tout vu venir l'accession de Jean-Marie Le Pen au second tour alors qu'il passe pour un expert du FN…

Sondage par Internet : la pire des techniques

C'est donc encore une fois le cas pour ce sondage Harris Interactive réalisé via Internet, c'est-à-dire en recourant à la pire des techniques qui existent puisqu'elle ne permet pas de s'assurer de la sincérité des réponses (d'à peu près rien d'ailleurs). Cette technique n'est là que pour pallier les contacts par téléphone (déjà plus que limites) et par face-à-face au domicile (plus fiables), qui atteignent des taux de refus de la sollicitation tels (90%) que les coûts de fabrication en deviennent exorbitants.

Ainsi, rien ne laisse penser que Le Pen soit réellement en tête des intentions de vote, même avec l'« hypothèse Aubry. » Il ne s'agit pas, comme sondeurs, journalistes, politologues et politiciens veulent le croire, d'une « photographie » ni d'une « enquête d'opinion. » Depuis quand faire cliquer des internautes peut-il être qualifié d'enquête (aucun déplacement sur place) ? En quoi ce procédé paresseux permettrait-il de s'assurer de la sincérité et de la représentativité des répondants ?

Il est peu crédible que Marine Le Pen dépasse les 16%

De plus, on ignore à combien Marine Le Pen « sort » en données brutes. Tout laisse penser qu'on leur applique actuellement un coefficient d'environ 1,5 [pour corriger certains biais, comme par exemple la difficulté d'avoir à déclarer à un sondeur que l'on compte voter FN, le chiffre des intentions de vote est augmenté de 50%, ndlr].

Certes, il est indéniable qu'elle est épaulée (invitations à la télé, journalistes à ses basques, surenchères politiciennes pour la faire monter, etc.). Qu'elle soit « haut » n'est pas douteux, mais dépasse-t-elle vraiment 16% ?

Plusieurs éléments suggèrent que non.

  • Bien que les sondeurs laissent de côté cet aspect pour aller vite dans les calculs, personne n'est certain que les réponses correspondent à de vraies intentions de vote, et pas à des réponses ludiques, de défiance ou de protestation comme les vraies enquêtes en attestent. Les sondeurs eux-mêmes ont fini par admettre qu'un sondage aussi loin du scrutin n'a aucune valeur. Alors ?
  • On sait que les rares quotas retenus par les sondeurs sont insuffisants (diplôme, locataire/proprio) et qu'ils sont trop englobants (« inactifs ») pour obtenir un échantillon représentatif.
  • La fille de Jean-Marie Le Pen présente moins de stigmates négatifs – i.e. de casseroles brinquebalantes… – que son paternel. Il y a donc de fortes chances pour que les électeurs avouent plus aisément leur futur vote en sa faveur.

Autrement dit, est-il opportun de garder un coefficient de redressement au sujet des intentions de vote à son endroit ? Est-elle vraiment à 23% ?

Ne devrait-on pas, avant de balancer n'importe quels chiffres en pâture, être sûr que les réponses sont sincères, que l'échantillon est représentatif et que l'on doive le redresser ? A moins qu'il ne s'agisse d'une opération fumeuse destinée à rendre DSK indispensable ?

Instituts de sondages et instituts de beauté

Ne devrait-on pas faire échapper la vie démocratique française aux logiques commerciales et électoralistes qui gouvernent la publication de tels sondages (scoops vendeurs pour le média, thèmes d'émission racoleurs, publicité gratuite pour « l'institut », influence pernicieuse sur les primaires, ventes de livres inquiets, etc.) ?

Mais tous les agents intéressés au maintien de la situation légale des sondages peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Le gouvernement a fait connaître sa position : la proposition d'Hugues Portelli (UMP) n'est pas en odeur de sainteté. On voit bien pourquoi : elle mettrait fin à une activité juteuse et à des tentatives de coups à trois bandes. N'oublions pas qui possède (grands patrons, firmes étrangères) ces « instituts » qui sont à la science ce que les instituts de beauté sont à la médecine.



06/03/2011
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