La Mirabelle Rouge

Affaire Bettencourt: Sarkozy, Woerth, Pécresse et business...

Les casseroles de l'affaire Bettencourt

·         Après la publication, mercredi 16 juin, de son enquête sur l'affaire Bettencourt Mediapart  publie des verbatims détaillés portant sur les troublantes relations de la femme la plus riche de France et de son entourage avec le pouvoir politique en place.  

 

  Conversation du 3 juillet 2009 entre Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de l'héritière de L'Oréal, et Fabrice Goguel, son ancien avocat fiscaliste.

 

La discussion porte sur la procédure judiciaire intentée par Françoise Bettencourt, la fille de Liliane Bettencourt, contre le photographe François-Marie Banier, qu'elle soupçonne d'avoir profité de la dégradation progressive de l'état de santé de sa mère pour la déposséder au fur et à mesure de ses biens, via des libéralités de toutes sortes (participations dans des SCI, remises d'espèces, dons de tableaux de maîtres, souscription de contrats d'assurance-vie, etc.). Le tout pour un montant proche du milliard d'euros.

— Fabrice Goguel : «Je sors du bureau du procureur de la République, Monsieur Courroye, pour lui parler du dossier. J'ai voulu lui expliquer pourquoi vous refusiez qu'il y ait une nouvelle expertise (médicale, NDLR) (...)»

— Liliane Bettencourt : «Est-ce qu'il a compris ?»

— FG : «Je pense qu'il a compris, mais ça l'ennuie. En réalité, il voudrait faire juger l'affaire par l'expert. Pour lui, l'expertise c'est une façon de ne pas avoir à prendre de décision lui-même. Donc, il est déçu que vous n'acceptiez pas une nouvelle expertise. (...) Je lui ai dit qu'il y avait une question de dignité de votre part. (...) Il va réfléchir au dossier. Et il ne m'a absolument pas dit s'il allait arrêter l'affaire ou s'il allait saisir le tribunal (...)»

— Patrice de Maistre : «J'ai été appelé, pendant que Me Goguel était chez le procureur, par l'Elysée et donc j'y vais cet après-midi. Je ne sais pas ce qu'il va me dire. Mais enfin tout le monde suit ce cas.»

­­­— LB : «Qui vient me voir ?»

— PdM : «Non, moi, je vais à l'Elysée cet après-midi puisque le conseiller de Sarkozy m'a appelé ce matin – je ne lui avais rien demandé – pour me dire: "Je sais que Me Goguel est chez le procureur et je veux vous voir." (...) Peut-être que cet après-midi, j'aurai quelque chose de nouveau.»

— LB : «C'est quand même plutôt bon signe, non ?»

— PdM : «Oui, il suit l'affaire. Ils font ce qu'ils peuvent. Mais c'est Courroye qui est le nœud du truc. C'est pas Sarkozy, c'est Courroye.»

— LB : «Il est gêné aux entournures.»

— FG : «Courroye, aussi, est très gêné. Il a très peur de devoir prendre une décision. Il pense qu'il y a des risques. C'est pour cela qu'il aurait préféré l'expertise, qui lui aurait évité le risque.»

 

 Conversation du 12 juin 2009 entre Liliane Bettencourt et l'avocat Fabrice Goguel, où il est question d'un certain rendez-vous à l'Elysée... 

 

— FG : «Ce qu'il (Patrice de Maistre, NDLR) a fait pour l'instant a très mal tourné. C'est-à-dire que de vous avoir emmené voir Sarkozy, finalement, cela a été une très mauvaise chose. C'est à cause de ça que le procureur ne veut plus régler le dossier, pour montrer qu'il est indépendant de Sarkozy.»

— LB : «Oui, je comprends.»

 

  Conversation du 21 juillet 2009 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, porteur de bonnes nouvelles annoncées par un conseiller de Nicolas Sarkozy.

 

— Patrice de Maistre : «Je suis très content pour vous. Il faut vraiment que ça parte pas vers François-Marie (Banier, NDLR), ce que je vais vous dire. J'ai eu l'Elysée et l'Elysée m'a dit...»

— Liliane Bettencourt : «Qui ?»

— PdM : «L'Elysée. Le palais de l'Elysée. Le conseil de Nicolas Sarkozy. Il m'a appelé il y a...»

— LB : «Sarkozy ?»

— PdM : «Non, son conseiller juridique, à l'Elysée, que je vois régulièrement pour vous. Et il m'a dit que le procureur Courroye allait annoncer le 3 septembre, normalement, que la demande de votre fille était irrecevable. Donc classer l'affaire. Mais il ne faut le dire à personne, cette fois-ci. Il faut laisser les avocats travailler. Voilà. Il vaut mieux que j'entende cela qu'autre chose. Donc je suis de bonne humeur.»

 

 Conversation du 27 octobre 2009, toujours entre Liliane et son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre. Cette fois, c'est le nom d'Eric Woerth qui surgit dans la conversation, où il est question de la construction d'un auditorium "André Bettencourt".

 

— Patrice de Maistre : «Ils ont obtenu un bâtiment de l'Hôtel de la Monnaie, qui est derrière l'Institut. Et ça, c'est mon ami Eric Woerth dont la femme travaille pour nous, qui s'en est occupé. Et maintenant, il faut faire des travaux pour faire un auditorium (...) Ça va être sensationnel. (...) Là, vous vous engagez pour donner au maximum 10 millions. (...) J'ai demandé au ministre Eric Woerth, qui est un ami, d'être là, parce que c'est grâce à lui qu'il y a eu l'Hôtel de la Monnaie.»

 

  Conversation du 29 octobre 2009 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre.

 

— Patrice de Maistre : «J'ai fait venir le ministre Eric Woerth (à une visite pour le futur auditorium "André Bettencourt", NDLR)»

— Liliane Bettencourt : «Qui c'est celui-là ?»

— PdM : «Alors, c'est le mari de Mme Woerth que vous employez, qui est l'une de mes collaboratrices, qui n'est pas très grande... Mais lui est très sympathique et c'est notre ministre du budget. Et c'est lui qui a permis à l'Institut de récupérer le bâtiment dans lequel on va faire l'auditorium. Il est très sympathique et en plus c'est lui qui s'occupe de vos impôts donc je trouve que ce n'était pas idiot. C'est le ministre du budget. Il est très sympathique, c'est un ami. »

— LB : «Elle aussi ?»

— PdM : «Moins. Elle se pousse un peu. Elle me fatigue un peu. Elle se trouve un peu femme de ministre. (...) Lui est un type très simple.» (...)

 

 Le 23 avril 2010, il sera de nouveau question de Florence Woerth entre Patrice de Maistre et Liliane Bettencourt.

— Patrice de Maistre : «Je me suis trompé quand je l'ai engagée. C'est-à-dire quand en fait avoir la femme d'un ministre comme ça, ça n'est pas un plus, c'est un moins. Voilà. Je me suis trompé. Pourquoi? Parce que comme vous êtes une femme, la femme la plus riche de France. Le fait que vous ayez une femme de ministre, chez nous, tous les journaux, tous les trucs disent, euh, oui tout est mélangé, etc., bon. J'avoue que quand je l'ai fait, son mari était ministre des finances (du budget, NDLR), il m'a demandé de le faire.»

— Liliane Bettencourt : «Ah»

— PdM : «J'l'ai fait pour lui faire plaisir. Mais c'est une femme intelligente, c'est pas une imbécile. Aujourd'hui, ça fait trop de bruit; elle s'est fait nommer chez Hermès sans me demander.»

— LB : «Qu'est-ce qu'elle fait ?»

— PdM : «Elle s'est fait nommer chez Hermès.»

— LB : «Oui, bah oui.»

— PdM : «Sans me demander. C'est pas normal. C'est comme si moi je vous disais demain, tiens, j'ai été nommé chez LVMH. C'est, ce n'est pas sérieux. Bon, alors maintenant...»

— LB : «Vous allez lui dire ?»

— PdM : «Je lui ai déjà dit, je lui ai écris (...) Et donc si vous voulez, aujourd'hui, sans faire de bruit, je pense qu'il faut que j'aille voir son mari et que je lui dise que avec le procès et avec Nestlé, il faut qu'on soit trop manœuvrants et on peut plus avoir sa femme. Et puis on lui, on lui, on lui donnera de l'argent et puis voilà. Parce que c'est trop dangereux.»

Invité à réagir au micro de RTL, Eric Woerth a déclaré, jeudi 17 juin: «Je ne sais même pas de quoi il s'agit. Si son nom apparaît, c'est parce que mon épouse travaille tout simplement dans le family office de Mme Bettencourt. Elle ne le dirige pas, elle y travaille.»

Conversation du 6 janvier 2010 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, où il est question de l'avenir du groupe L'Oréal et des velléités supposées de Nestlé de le contrôler.

— Patrice de Maistre : «Pour le moment, ni Nestlé ni nous ne pouvons bouger à cause du pacte. Mais on m'a dit que Sarkozy pouvait être très important dans tout cela. Parce que si Sarkozy dit à Nestlé: "Je vous préviens, je ne suis pas d'accord." Ça sera très difficile. (...) Il a l'intention d'aller lui en parler (à Lindsay Owen-Jones, le patron de L'Oréal, NDLR)

 Conversation du 4 mars 2010 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre. Ce dernier paraît faire signer des autorisations de paiement à la milliardaire. Soudain, le nom de politiques surgit. 

 

— Patrice de Maistre : «Valérie Pécresse, c'est la ministre de la recherche. Elle fait la campagne pour être présidente de Paris. Elle va perdre mais il faut que vous la souteniez et c'est des sommes très mineures, des petites sommes. Elle va perdre mais il faut que l'on montre votre soutien. Le deuxième, c'est le ministre du budget. Il faut aussi l'aider. Et le troisième, c'est Nicolas Sarkozy.»

— Liliane Bettencourt : «Bon alors, il faut donner pour Précresse...»

— PdM : «Mais ce n'est pas cher.»

— LB : «C'est elle qui a demandé cette somme là ?»

— PdM : «Non, c'est le maximum légal. C'est 7.500, ce n'est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il faut que l'on ait des amis. Ça, c'est Valérie Pécresse. Ça, c'est Eric Woerth, le ministre du budget. Je pense que c'est bien, c'est pas cher et ils apprécient.»

— LB : «Et Nicolas Sarkozy ?»

— PdM : «C'est fait, c'est dedans.»

 

  Conversation du 23 avril 2010 entre Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, où apparaît, une nouvelle fois, le rôle de l'Elysée.

 

— Liliane Bettencourt : «Est-ce qu'on a des indications ou quelque chose? (concernant la procédure judiciaire, NDLR)».

— Patrice de Maistre : «Je n'ai qu'une indication. C'est que j'ai vu, euh, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy pour les affaires juridiques et judiciaires, Patrick Ouart, qui n'est plus à l'Elysée mais qui n'a pas été remplacé et qui travaille chez Bernard Arnault, et qui m'aime beaucoup. Et il a voulu me voir l'autre jour et il m'a dit, M. de Maistre, le président continue de suivre ça de très près... (...) Et en première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu'en cour d'appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur. Donc c'est bien. Voilà. Ça date de la semaine dernière. Je ne l'ai pas dit à Kiejman, voilà.»

·     Sarkozy, Woerth, fraude fiscale: les secrets volés de l'affaire Bettencourt

Par Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme (Mediapart)


    Stupéfiant rebondissement dans l'affaire Liliane Bettencourt. La fille unique de la milliardaire, convaincue que sa mère est dépouillée de ses biens depuis plusieurs années, a transmis à la brigade financière, jeudi 10 juin, des enregistrements pirates de conversations entre l'héritière de L'Oréal et ses principaux conseillers. Ces documents audio, dont Mediapart a pris connaissance, révèlent les fragilités d'une vieille femme de 87 ans, mais aussi diverses opérations financières destinées à échapper au fisc, des relations avec le ministre Eric Woerth et son épouse, ainsi que les immixtions de l'Elysée dans la procédure judiciaire.

Les révélations contenues dans ces enregistrements clandestins sont susceptibles de perturber le procès, prévu du 1er au 6 juillet à Nanterre, du photographe François-Marie Banier. Ce dernier, à en croire Françoise Bettencourt, la fille de Liliane Bettencourt, se serait rendu coupable du délit d'«abus de faiblesse». Ce que les avocats de sa mère tout comme l'intéressé contestent formellement. Le montant des dons accordés à l'artiste par Liliane Bettencourt (dont la fortune, l'une des premières au monde, est estimée à 22 milliards de dollars) s'élève selon Françoise Bettencourt à 1 milliard d'euros, entre 2002 et 2009.

Dans son enquête, diligentée en 2007, la brigade financière avait évalué les sommes à 630 millions d'euros, sur la période allant de 1997 à 2007. Mais le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, a décidé en septembre 2009 de classer sans suite l'enquête préliminaire, estimant qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments pour caractériser l'infraction et que la fille de la milliardaire n'était pas fondée à agir (seule la victime d'un «abus de faiblesse», en l'occurrence Liliane Bettencourt, le serait). 

C'est précisément cette enquête, initiée à la suite d'une plainte de Françoise Bettencourt, qui est à l'origine des révélations qui interviennent aujourd'hui. En effet, mécontents des témoignages – dont ils ont apparemment eu connaissance en détail – devant la police de certains de ses employés de maison, les conseillers de Liliane Bettencourt l'ont convaincue de se séparer de plusieurs d'entre eux.

Pendant un an, à partir du mois de mai 2009 et jusqu'à son départ en mai 2010, l'un des employés de maison, le maître d'hôtel, furieux du sort réservé à certains de ses collègues, a décidé de piéger la milliardaire et son entourage en dissimulant un dictaphone dans la salle de l'hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine où Mme Bettencourt a l'habitude de tenir ses réunions d'affaires. Un procédé parfaitement déloyal, les participants à ces réunions informelles n'ayant bien évidemment jamais été informés qu'ils étaient enregistrés.

Après son départ, l'employé a choisi de livrer ce précieux matériau – vingt et une heures d'enregistrement réunies sur six CD – à Françoise Bettencourt. Cette dernière, après avoir fait expertiser et transcrire les CD par un huissier de justice, les a remis à la police judiciaire la semaine dernière. 

Sollicité par Mediapart, l'avocat de Françoise Bettencourt, Me Olivier Metzner, a confirmé les faits: «Ma cliente, à qui un ancien employé de Liliane Bettencourt a remis des enregistrements susceptibles d'intéresser la justice, a transmis le tout à la police.» S'il s'est refusé à commenter leur contenu, Me Metzner a assuré qu'«en aucun cas Françoise Bettencourt n'a payé l'employé de maison, qui les lui a remis spontanément et sans la moindre contrepartie».

Informé de ces derniers développements par les policiers vendredi, le parquet de Nanterre a ouvert une enquête préliminaire pour «atteinte à la vie privée», confiée à la brigade financière et à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP). Pour l'heure, les deux services ne sont pas chargés d'enquêter sur le contenu des bandes mais sur les conditions de leur enregistrement et de leur diffusion.

Au-delà du procédé moralement – sinon pénalement – condamnable, ce que révèlent ces documents audio est édifiant, voire stupéfiant. Après avoir pris connaissance de la totalité des enregistrements, Mediapart a donc décidé d'en publier les extraits les plus significatifs parce que porteurs d'informations d'intérêt général. Toutes les allusions à la vie privée et à l'intimité des personnes ont bien entendu été exclues. Figurent dans ces verbatims les seuls passages présentant un enjeu public: le respect de la loi fiscale, l'indépendance de la justice, le rôle du pouvoir exécutif, la déontologie des fonctions publiques, l'actionnariat d'une entreprise française mondialement connue.

Ce qui est ici dévoilé relève de scènes que l'on croirait tirées d'une pièce de théâtre qui emprunterait à tous les genres: de la tragédie au vaudeville, entre Huis clos et Volpone. Une pièce que l'on pourrait diviser en quatre actes, dont il convient de présenter les principaux acteurs. Tous gravitent dans l'environnement proche de Liliane Bettencourt, à qui ils rendent visite régulièrement.

Le personnage principal, omniprésent dans les enregistrements, c'est Patrice de Maistre. Il est le patron de Clymène, la structure financière qui gère la fortune de Mme Bettencourt. Il y a aussi Me Fabrice Goguel, l'avocat fiscaliste de la vieille dame; Me Georges Kiejman, qui la défend au pénal; Me Jean-Michel Normand, le notaire de la milliardaire. Mediapart s'est efforcé d'obtenir les réactions des parties concernées et des personnes citées: certaines sont citées dans le cours de cet article.

  • Acte I: les interférences de l'Elysée

Première indication: le pouvoir en place se préoccupe du sort de Liliane Bettencourt, qu'il s'agisse de l'évolution de la procédure judiciaire ou de celle de son patrimoine. Il est vrai que derrière un conflit familial, il y a un enjeu économique majeur: le devenir de L'Oréal (dont Mme Bettencourt est actionnaire majoritaire avec 27,5% des parts), groupe sur lequel lorgne le géant suisse Nestlé, deuxième actionnaire.

Les enregistrements remis à la police judiciaire la semaine dernière mettent en lumière le rôle prééminent joué, dans l'ombre, par Patrick Ouart. Nommé en mai 2007 conseiller pour les affaires judiciaires de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, ce magistrat de formation, surnommé «le vrai garde des Sceaux» lorsque Rachida Dati – qu'il déteste – occupait la place Vendôme, est parti faire fortune dans le privé. Le 30 novembre 2009, il a quitté la présidence de la République pour rejoindre le groupe de luxe LVMH.

Toutefois, selon plusieurs sources, il continuerait à conseiller le chef de l'Etat sur les dossiers les plus sensibles – il aurait ainsi participé à des réunions au moment du procès Clearstream, en janvier dernier. Un mélange des genres surprenant que les conversations captées clandestinement chez Mme Bettencourt semblent confirmer, puisqu'elles évoquent ses interventions dans le dossier avant mais aussi après son départ de l'Elysée. On peut supposer que M. Ouart est «mandaté» par Nicolas Sarkozy, que l'affaire Bettencourt intéresse au premier chef. Lorsqu'il était maire de Neuilly-sur-Seine (entre 1983 et 2002), M. Sarkozy était souvent l'hôte de Liliane Bettencourt, qui le conviait à déjeuner dans son hôtel particulier.

Lors d'un entretien enregistré le 21 juillet 2009, le gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt, Patrice de Maistre, explique ainsi à la milliardaire qu'il a eu au téléphone le matin même Patrick Ouart, «le conseiller juridique, à l'Elysée, que je vois régulièrement pour vous». Il s'explique: «Il m'a dit que le procureur Courroye allait annoncer le 3 septembre, normalement, que la demande de votre fille était irrecevable. Donc classer l'affaire. Mais il ne faut le dire à personne, cette fois-ci. Il faut laisser les avocats travailler. Voilà. Il vaut mieux que j'entende cela qu'autre chose. Donc je suis de bonne humeur.»

M. de Maistre était bien renseigné: le 3 septembre 2009, le parquet de Nanterre se prononça effectivement pour l'irrecevabilité de la plainte de Françoise Bettencourt.

Le 23 avril 2010, lors d'une autre entrevue surprise par le dictaphone caché, et alors que Patrick Ouart a quitté l'Elysée depuis près de cinq mois, Liliane Bettencourt s'enquiert auprès de Patrice de Maistre de l'évolution de la procédure. «Est-ce qu'on a des indications ou quelque chose?», demande l'actionnaire principale de L'Oréal.

Patrice de Maistre répond: «Je n'ai qu'une indication. C'est que j'ai vu, euh, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy pour les affaires juridiques et judiciaires, Patrick Ouart, qui n'est plus à l'Elysée mais qui n'a pas été remplacé et qui travaille chez Bernard Arnault, et qui m'aime beaucoup. Et il a voulu me voir l'autre jour et il m'a dit, M. de Maistre, le président continue de suivre ça de très près... (...) Et en première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu'en cour d'appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur. Donc c'est bien. Voilà. Ça date de la semaine dernière. Je ne l'ai pas dit à Kiejman, voilà.»

Préalablement, le chef de l'Etat avait déjà été jusqu'à accorder un entretien en particulier à la milliardaire, à l'Elysée, fin 2008. Selon Le Point du 18 décembre 2008, elle aurait demandé au président de classer l'enquête préliminaire ouverte à Nanterre, espérant sans doute jouer sur les liens unissant Nicolas Sarkozy au procureur des Hauts-de-Seine, Philippe Courroye – dont il est beaucoup question dans les enregistrements.

C'est une visite que l'avocat «historique» de Liliane Bettencourt, Me Fabrice Goguel, qui ne la défend plus aujourd'hui, jugera inopportune dans une conversation captée le 3 juillet 2009: «Vous avoir emmené voir Sarkozy, finalement, cela a été une très mauvaise chose. C'est à cause de ça que le procureur ne veut plus régler le dossier, pour montrer qu'il est indépendant de Sarkozy.»

  • Acte II: les relations avec Eric et Florence Woerth

Nicolas Sarkozy n'est pas la seule personnalité politique d'envergure à graviter dans l'environnement de la milliardaire. A en croire les enregistrements, l'actuel ministre du travail et trésorier de l'UMP (depuis 2003), Eric Woerth, est également omniprésent dans les conversations. En tant que ministre du budget (de mai 2007 à mars 2010), M. Woerth fut notamment l'homme du bouclier fiscal destiné à réduire les impôts des plus riches, mais aussi celui qui a créé une «cellule» pour inciter les fraudeurs du fisc à rapatrier leurs fonds en France.

Il faut préciser que Florence Woerth, l'épouse de l'actuel ministre du travail, a géré entre 2007 et 2010, sous l'autorité de Patrice de Maistre, au sein de la société Clymène, la fortune de Liliane Bettencourt. Le 23 avril 2010, Patrice de Maistre confie à la milliardaire: «Je me suis trompé quand je l'ai engagée. (...) J'avoue que quand je l'ai fait, son mari était ministre des finances (du budget, NDLR), il m'a demandé de le faire. (...) Et donc si vous voulez, aujourd'hui, sans faire de bruit, je pense qu'il faut que j'aille voir son mari et que je lui dise que avec le procès et avec Nestlé, il faut qu'on soit trop manœuvrants et on peut plus avoir sa femme. Et puis on lui, on lui, on lui donnera de l'argent et puis voilà. Parce que c'est trop dangereux.»

 

D'après Patrice de Maistre, Eric Woerth est aussi celui qui a permis à l'Institut d'obtenir un bâtiment de l'Hôtel de la Monnaie, à Paris, où doit être construit un auditorium «André Bettencourt», du nom du défunt mari de Liliane, mort en 2007. Le 29 octobre 2009, le gestionnaire de fortune annonce à la richissime héritière avoir invité M. Woerth à visiter les lieux. «J'ai fait venir le ministre Eric Woerth», dit-il.

«Qui c'est celui-là ?», lance Mme Bettencourt, oublieuse d'une précédente discussion sur le même sujet, deux jours plus tôt. 

De Maistre explique et en dit beaucoup: «Alors, c'est le mari de Mme Woerth, que vous employez, qui est l'une de mes collaboratrices, qui n'est pas très grande... Mais lui est très sympathique et c'est notre ministre du budget. Et c'est lui qui a permis à l'Institut de récupérer le bâtiment dans lequel on va faire l'auditorium. Il est très sympathique et en plus c'est lui qui s'occupe de vos impôts donc je trouve que ce n'était pas idiot. C'est le ministre du budget. Il est très sympathique, c'est un ami.»

Le dictaphone-espion placé chez Mme Bettencourt a capté une autre scène, datée du 4 mars 2010 celle-là, où la milliardaire, sous le contrôle de Patrice de Maistre, signe une autorisation de paiement à l'intention de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, afin de l'aider à financer semble-t-il sa campagne pour les élections régionales (elle était tête de la liste UMP en Ile-de-France) puis, à en croire les enregistrements, un deuxième à l'ordre d'Eric Woerth et enfin un troisième, manifestement pour... Nicolas Sarkozy!

D'après les éléments de compréhension de la scène fournis par l'écoute de la bande, on entend Patrice de Maistre soumettre à Liliane Bettencourt un certain nombre d'autorisations de paiement, sans que l'on sache avec certitude s'il s'agit de chèques. Soudain, le nom de Valérie Pécresse apparaît.

Patrice de Maistre : «Valérie Pécresse, c'est la ministre de la recherche. Elle fait la campagne pour être présidente de Paris. Elle va perdre mais il faut que vous la souteniez et c'est des sommes très mineures, des petites sommes. Elle va perdre mais il faut que l'on montre votre soutien. Le deuxième, c'est le ministre du budget. Il faut aussi l'aider. Et le troisième, c'est Nicolas Sarkozy.»

La suite du dialogue est pour le moins savoureuse :

— Liliane Bettencourt : «Bon alors, il faut donner pour Précresse...»

— Patrice de Maistre : «Mais ce n'est pas cher.»

— LB : «C'est elle qui a demandé cette somme là ?»

— PdM : «Non, c'est le maximum légal. C'est 7.500, ce n'est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il faut que l'on ait des amis. Ça, c'est Valérie Pécresse. Ça, c'est Eric Woerth, le ministre du budget. Je pense que c'est bien, c'est pas cher et ils apprécient.»

— LB: «Et Nicolas Sarkozy ?»

— PdM: «C'est fait, c'est dedans.»

  • Acte III: les comptes suisses secrets

Les bandes enregistrées témoignent par ailleurs de la panique qui paraît s'être emparée des proches de Liliane Bettencourt dans le courant de l'année 2009 s'agissant des fonds placés par la milliardaire à l'étranger. A l'évidence, la crainte était forte que le fisc français ne plonge son nez dans certaines opérations financières et découvre notamment l'existence de deux comptes suisses, l'un crédité de 13 millions d'euros, l'autre de 65 millions d'euros, et ignorés de l'administration jusqu'alors.

De fait, le contexte est plutôt tendu. Entre la volonté affichée par l'Etat français de lutter contre l'évasion fiscale (dont témoigne la mise en place à Bercy d'une cellule vouée à accueillir les fraudeurs «repentis») et le scandale des fichiers volés à la HSBC (contenant le nom de milliers de Français ayant des comptes non déclarés dans la banque suisse), il est devenu risqué de dissimuler des avoirs chez nos voisins helvètes.

 

 

L'écoute des bandes montre que, selon toute vraisemblance, le principal collaborateur de Liliane Bettencourt et ses proches conseillers ont préféré ne pas rapatrier en France les avoirs cachés de la femme la plus riche de France. Pour continuer de les soustraire à l'attention du fisc. 

En témoigne cette discussion du 27 octobre 2009 entre Patrice de Maistre et l'héritière de L'Oréal:

— PdM :  «Je voulais vous dire que je pars en Suisse tout à l'heure pour essayer d'arranger les choses. Et vous allez voir Me Goguel aujourd'hui ou demain. Et il faut qu'on arrange les choses avec vos comptes en Suisse. Il ne faut pas que l'on se fasse prendre avant Noël.»

— LB : «Que l'on se fasse prendre comment ?»

— PdM : «A partir de janvier – c'est M. Woerth qui a fait la loi –, la France peut demander aux Suisses si vous avez un compte là-bas. Je suis en train de m'en occuper et de mettre un compte à Singapour. Parce qu'à Singapour, ils ne peuvent rien demander. Mais Goguel m'a dit que vous aviez un autre compte mais je ne suis pas au courant. (...) J'y vais toutes les semaines en ce moment.»

— LB: «Vous pensez régler le problème ?»

— PdM: «Oui. Pour le moment, on est en train de s'en occuper. (...) Vous, c'est chez Burus. Je traite ça avec Merck (un avocat suisse, NDLR). Ce compte-là, on va le mettre à Singapour où vous aurez la paix. (...) Il est de 12 ou 13 millions, c'est beaucoup d'argent. Et vous en avez un autre, paraît-il, beaucoup plus important.»

Trois semaines plus tard, les choses avancent. Lors d'un rendez-vous, le 19 novembre 2009, Patrice de Maistre confie avoir obtenu de plus amples informations sur cet «autre» compte caché: «Je suis allé voir ce compte à Vevey où vous avez quand même 65 millions d'euros. C'est beaucoup d'argent. J'ai vu le notaire qui s'occupe de cela (...) il faut que l'on enlève ce compte de Suisse. Donc je suis en train d'organiser ça puisque vous savez qu'il y a une loi qui va permettre aux Français de savoir l'argent que l'on a en Suisse. (...) Il faut qu'on bouge ce compte.  (...) Je suis en train d'organiser le fait de l'envoyer dans un autre pays, qui sera soit Hong Kong, Singapour ou en Uruguay. (...) Comme ça, vous serez tranquille. Je pense que c'est bien, ça vous laisse votre liberté. Si on ramène cet argent en France, ça va être très compliqué.»

La réplique de Liliane Bettencourt est implacable : «Il y aura toujours une espèce de chantage.» De Maistre embraye: «Voilà. Actuellement, il y a beaucoup de gens qui ramènent l'argent en France mais je pense que pour vous, j'y crois pas.»

Le gestionnaire de fortune y «croit» d'autant moins que, d'après les enregistrements pirates, il aurait utilisé une partie de cet argent secret pour s'offrir un bateau de 21 mètres... C'est ce qui ressort des bandes et tout particulièrement d'un enregistrement du 23 octobre 2009, dans lequel M. de Maistre concède que le sujet est «délicat».

Il dit pourquoi: «Il faut que je vois comment je peux faire revenir de l'argent ici. Qu'on vous le donne et qu'après vous puissiez me le donner. Il faut que je vois ça. Pour ne rien vous cacher, Goguel m'a dit que vous aviez un gros compte, moi je n'étais pas au courant. Vous ne m'en avez pas parlé (...) Je crois que vous avez 60 ou 80 millions d'euros, à peu près. (...) Pour moi, c'est un immense plaisir. Mais je vivrais sans... Mais, oui, il faudrait que ce soit assez vite. (...) Mais je ne veux pas que quelqu'un puisse être au courant, parce que vous savez que j'ai signé quelque chose comme quoi je suis votre protecteur et donc je ne peux pas faire ça. Il faut que ce soit de la main à la main. Je ne veux pas que votre fille soit au courant. Quand je vais aller en Suisse, je vais voir s'ils peuvent toujours ramener de l'argent en France.  Maintenant, c'est très difficile. (...)»

 

 

 

La Suisse n'est pas le seul motif de préoccupation fiscale du gestionnaire de fortune de l'héritière de L'Oréal. Les enregistrements rendent compte des interrogations de Patrice De Maistre quant au statut de l'île d'Arros, aux Seychelles. Un sublime îlot privé qui n'est manifestement pas déclaré et dont on découvre que le propriétaire officieux n'est autre que... François-Marie Banier, par l'entremise d'une société au Liechtenstein.

Le 19 novembre 2009, Patrice de Maistre annoncera que, contrairement à ce qu'il avait imaginé un temps, il est préférable de ne pas déclarer l'île à l'administration française: «J'ai aussi examiné le fait que vous déclariez votre île en France. Mais là aussi, je pense qu'il ne faut pas le faire parce que c'est trop compliqué. J'ai peur que le fisc tire un fil.»

Et le gestionnaire de fortune d'ajouter : «Pour l'île, vous étiez chez vous et à un moment vous avez voulu la donner à François-Marie. [Me Goguel] a créé une fondation et il a fait des grosses bêtises. Par exemple, il vous a fait mettre 20 millions de ce compte que vous avez à Vevey dans la nouvelle fondation. (...) C'est stupide. Si je voulais ramener l'île, on va tout de suite voir que vous avez un autre compte où vous avez mis 20 millions dans la fondation et on tire le fil. Ça, je ne veux pas. (...) On va rester comme ça. On va pas bouger.»

  • Acte IV: la succession de Liliane Bettencourt

Nul doute aujourd'hui que le conseil de Françoise Bettencourt, Me Olivier Metzner, qui soutient que la mère de sa cliente a perdu tout discernement, tentera de tirer avantage de ces enregistrements clandestins. L'avocat avait demandé en vain, en décembre 2009, la mise sous tutelle de la vieille femme.

Mais le juge des tutelles de Neuilly-sur-Seine avait refusé d'ouvrir une procédure de protection judiciaire, au motif qu'il ne disposait d'aucune pièce médicale pour se prononcer. Et pour cause: dans le cadre de l'enquête préliminaire, Liliane Bettencourt a refusé l'expertise indépendante réclamée par le parquet de Nanterre, qui a dû se contenter d'un certificat établi par un neuropsychiatre choisi par la milliardaire elle-même et qui concluait qu'elle présentait «une bonne agilité intellectuelle» et un «état psychologique conservé».

 

Toutefois, les conversations captées douze mois durant par le dictaphone de l'employé de maison laissent deviner une vieille femme atteinte d'un début de surdité et sujette à de fréquentes pertes de mémoire, spectatrice plutôt qu'actrice des débats, qu'ils portent sur la stratégie judiciaire à adopter ou sur les mesures à prendre pour mettre sa fortune à l'abri du fisc. Des discussions dont elle ne paraît pas toujours mesurer la portée, ni parfois même le sens. C'est flagrant lorsqu'il est question de celui dont elle a fait, au désespoir de sa fille, son "favori".

Photographe, romancier, acteur, François-Marie Banier (63 ans) est surtout un dandy, familier de la jet-set dont il est une figure depuis la fin des années 1960. Successivement proche de Dali, Aragon ou Françoise Sagan, il a rencontré Liliane Bettencourt en 1987. Depuis, ils ne se sont plus quittés, la milliardaire, séduite par le personnage, en faisant son "homme de compagnie" – mais pas son amant.

Pour la fille de l'héritière de L'Oréal, le photographe aurait en fait profité de la dégradation progressive de l'état de santé de sa mère pour la déposséder au fur et à mesure de ses biens, via des libéralités de toutes sortes (participations dans des SCI, remises d'espèces, dons de tableaux de maîtres, souscription de contrats d'assurance-vie, etc.). Le tout pour un montant proche du milliard d'euros.

De son côté, l'artiste juge infamantes les accusations qui le visent, assurant que Mme Bettencourt-mère a toute sa tête. Ce que Liliane Bettencourt a elle-même certifié à plusieurs reprises ces dernières années. Les bandes enregistrées font apparaître François-Marie Banier sous un jour pas toujours favorable, à en croire la milliardaire elle-même.

Ainsi, cet échange du 23 octobre 2009 :

— Patrice de Maistre : «Et vis-à-vis de vous, je crois qu'il vous a apporté beaucoup, c'est vrai. C'est un homme intelligent et créatif. Mais, par ailleurs, je vous ai vu une ou deux fois où il a été violent avec vous et c'est inacceptable.»

– Liliane Bettencourt



16/06/2010
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