Karachi: Sarkozy est-il le Madoff de l'affaire ?
Karachi: la police luxembourgeoise met en cause Nicolas Sarkozy
Selon les enquêteurs luxembourgeois, Nicolas Sarkozy a «directement» supervisé et validé, depuis Bercy, où il a été en poste de 1993 à 1995 avant de devenir le directeur de campagne du candidat Balladur, la constitution au Luxembourg d'une obscure société offshore par laquelle ont transité les commissions suspectes de grands contrats d'armements de
Baptisée Heine, cette société luxembourgeoise fut utilisée à partir de la fin 1994 par
C'est précisément dans le cadre de l'exécution de ce marché militaire de 826 millions d'euros que quinze personnes, dont onze employés français de
Le rapport de la police luxembourgeoise se base sur de nombreux documents saisis au Luxembourg dans le cadre d'une commission rogatoire internationale diligentée en octobre 2008 par les juges français Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui enquêtent sur plusieurs affaires de corruption à
Dans leur rapport, deux commissaires principaux de la police judiciaire du Grand Duché notent: «Un document (...) fait état de l'historique et du fonctionnement des sociétés Heine et Eurolux (société jumelle de Heine, NDLR). Selon ce document, les accords sur la création des sociétés semblaient venir directement de M. le Premier ministre Balladur et de M. le ministre des Finances Nicolas Sarkozy.»
- «Le financement de campagnes politiques françaises»
Les enquêteurs luxembourgeois confirment ici l'implication personnelle de l'actuel chef de l'Etat français et révèlent, aussi, celle du premier ministre de l'époque dans un montage financier au centre de tous les soupçons.
Allant beaucoup plus loin dans la description du système mis place, les policiers laissent aussi clairement entendre, sur la foi de documents saisis au siège de Heine et chez ses anciens dirigeants, qu'une partie des commissions versées par
«En 1995, peut-on ainsi lire dans le rapport, des références font croire à une forme de rétrocommission pour payer des campagnes politiques en France. Nous soulignons qu'Edouard Balladur était candidat à l'élection présidentielle en 1995 face à Jacques Chirac et était soutenu par une partie du RPR dont M. Nicolas Sarkozy et Charles Pasqua."
De manière plus affirmative, les policiers notent dans leurs conclusions: «Finalement, une partie des fonds qui sont passés par le Luxembourg reviennent en France pour le financement de campagnes politiques françaises.» Voilà une bombe judiciaire lâchée dans le jardin de l'Elysée, l'actuel président français étant soupçonné pour la première fois par un rapport de police d'avoir prêté la main à une opération délictueuse, en l'occurrence un système de financement politique occulte.
La masse de documents récupérés par la police luxembourgeoise leur a également permis de rentrer dans le détail des circuits financiers utilisés. Ils décrivent dans leur rapport de synthèse, visé par un substitut du parquet du tribunal d'arrondissement de Luxembourg, Guy Breistoff, comment l'argent des commissions de
Ainsi, après être passées par Heine et le Luxembourg, les sommes transitaient ensuite «vers des sociétés de l'île de Man», un paradis fiscal. D'après les enquêteurs, «des documents saisis chez Me Faltz (un avocat d'affaires lié à Heine, NDLR) il ressort clairement qu'avant 2000 par l'intermédiaire de la société Heine SA de fortes sommes d'argent ont transité par le Luxembourg pour partir aussitôt vers des structures de l'île de Man (non sans laisser un % au Luxembourg)».
Les policiers précisent : «Ainsi, 90-100 millions de FRF sont passés par le Luxembourg uniquement à destination de MULD(B)ERG de 1998-1999 pour les deux années écoulées. D'autres virements très importants sont repartis vers d'autres sociétés limited dont une reprise avec les initiales "Fo" probablement Fomoyle avec un virement unique de 96.462.000 de FRF en 1995.»
L'évocation de cette dernière société n'est pas anecdotique. Selon l'ancien directeur financier et administratif de DCN International, Gérard-Philippe Menayas, une société du nom de Formoyle & Gailmer, précisément domiciliée sur l'île de Man, était utilisée par l'homme d'affaires Ziad Takieddine pour ses contrats avec
- «Un travail méticuleux et en avance sur son temps»
Les éléments rapportés par la police judiciaire luxembourgeoise confirment également les déclarations d'un autre dirigeant de
«L'argent correspondant était viré sur les comptes de la société Heine au Luxembourg. (...) Heine recevait l'argent et l'envoyait sur l'Ile de Man dans une structure achetée ou créée à l'initiative de DCN-I. (...) De l'Ile de Man, l'argent repartait sur le compte indiqué par Mercor Finance (société liée à Ziad Takieddine, NDLR). Je crois
que c'était un compte au Lichtenstein», a assuré Emmanuel Aris dans
le cabinet du juge Trédivic.
Dans leur rapport, les enquêteurs luxembourgeois font montre d'une forme admiration pour la sophistication du système mis en place car «il n'existe aucune preuve concrète de corruption», soulignent-ils. Les policiers ajoutent que «les documents sont tous entièrement vides de noms et les descriptifs des services ou prestations sont vagues. Probablement pour tous les transferts il existe des contrats de "consultance" en bonne et due forme». Ironiques, ils adressent leurs «compliments à celui qui a mis ce système en place, il s'agit d'un travail méticuleux et en avance sur son temps».
Si elles viennent conforter l'idée selon laquelle Nicolas Sarkozy a joué un rôle prépondérant dans le montage financier opaque mis en place à l'occasion du contrat Agosta, les découvertes de la justice luxembourgeoise confirment également une révélation du livre Le Contrat - Karachi, l'affaire que Sarkozy voudrait oublier (éd. Stock), à savoir que l'actuel chef de l'Etat était informé des dessous de cette affaire jusqu'à une date très récente.
Le rapport mentionne ainsi l'existence d'un courrier signé de deux administrateurs de Heine qui a été «adressé à M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, le 29 novembre 2006 où on lui demande des instructions par rapport à la démarche à suivre concernant le risque de liquidation judiciaire de la société Heine». Commentaire des policiers: «Il est du moins étonnant de poser une telle question à un ministre français».
Ce courrier est à mettre en rapport avec d'autres documents aujourd'hui placés sous scellés dans les locaux de la police judiciaire parisienne, rédigés quant à eux par Gérard-Philippe Menayas et que Le Contrat a rendu publics. Ces documents (des notes manuscrites) laissent penser que Nicolas Sarkozy serait même intervenu pour éviter que l'affaire n'éclate au grand jour, et ce en octobre
- L'obstruction des policiers français
En effet, en 2004,
Dans les notes manuscrites de M. Menayas, il est question de Nicolas Sarkozy, désigné sous ses initiales «N.S.», cité au détour d'un mystérieux événement. Au plus fort de son "chantage", Jean-Marie Boivin a reçu le 26 octobre 2006, au Luxembourg, la visite de deux anciens agents de
Or, selon les confidences faites par Jean-Marie Boivin à Gérard-Philippe Menayas, la mission d'octobre 2006, au cours de laquelle le premier affirme avoir été menacé physiquement, aurait été ordonnée par «N.S.». La phrase est suivie de l'annotation suivante: «source Lux», pour Luxembourg. A partir de 2007, le fait est que Jean-Marie Boivin, qui a refusé de répondre à nos questions, ne s'est plus manifesté auprès de l'Etat français. Le "chantage" s'est subitement - et miraculeusement - arrêté.
Depuis, tout ce qui se rapporte à Jean-Marie Boivin, à ses activités au Luxembourg et à
«Il est important de souligner encore une fois qu'un grand nombre de documents tombant sous l'ordonnance à l'adresse 1, rue du Théâtre (siège de Heine, NDLR) avaient été retrouvés mais qu'une bonne partie n'avait pas été saisie sur demande des enquêteurs français sur place», notent les policiers du Grand Duché. Qui ajoutent : «Ce choix a été fait par rapport à l'enquête initiée qui est ouverte en France. Il faut se souvenir qu'une partie du "présent dossier" est classée "secret défense" en France et que l'enquête se limite donc à certains faits».
Un nouvel épisode qui vient confirmer que l'affaire de Karachi est une affaire interdite. La liste est longue des obstacles qui ont été mis sur la route des juges et de la mission parlementaire qui a tenté de travailler sur le dossier : documents placés systématiquement sous scellés, invocation abusive du «secret défense», entraves multiples de l'exécutif aux travaux des députés... On comprend mieux aujourd'hui pourquoi.