La Mirabelle Rouge

Tunisie: un dictateur choyé par les chefs d'Etat européens

Pour la première fois depuis 1987, les Tunisiens peuvent clamer haut et fort ce qu'ils disent tout bas depuis des années : Zine El-Abidine Ben Ali, l'homme qui les a dirigés pendant presque un quart de siècle, était un dictateur. Ils avaient fini par le haïr au point de souhaiter sa mort.

Des dirigeants des trois pays du Maghreb, Ben Ali était sans doute le plus exécré par son peuple. Même ceux qui profitaient du "système" le honnissaient. Mais tous se taisaient, écrasés par la peur. Peur de perdre des privilèges et un confort certain, pour les uns. Peur d'être tabassés, envoyés en prison, torturés, pour les autres. Seule une poignée de défenseurs des droits de l'homme s'est escrimée, durant ces vingt-trois ans, à tenter de faire connaître au monde le vrai visage de la Tunisie de Ben Ali : libertés confisquées, corruption, inégalités et justice instrumentalisée.

Mais les responsables de la communauté internationale, à commencer par l'Elysée et le Quai d'Orsay, sont restés sourds à ces appels au secours, niant l'évidence. Quant aux touristes étrangers (5 millions chaque année), qui s'offraient pour quelques centaines d'euros une semaine ensoleillée au pays du jasmin, ils repartaient pour la plupart sans rien connaître de la réalité tunisienne, tant les contacts avec la population étaient réduits.

Pourtant, les signaux d'alarme n'ont pas manqué. Certains se souviennent de la grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik, en avril 2000. Mais qui a encore en mémoire l'opération "bouche cousue" de l'avocat Mohamed Abbou, emprisonné pour avoir écrit sur Internet un article hostile au président Ben Ali ? A la veille du Sommet mondial sur la société de l'information, organisé par les Nations unies à Tunis en novembre 2005, ce jeune avocat s'était cousu la bouche pendant quatre jours à l'aide d'agrafes. Dans une lettre adressée du fin fond de sa prison à ses amis, Mohamed Abbou expliquait les raisons de son geste : attirer l'attention sur le "triste sort" d'un pays "obligé de la boucler" pour pouvoir manger et éviter "les représailles d'une dictature des plus féroces".

Quand Ben Ali arrive au pouvoir le 7 novembre 1987, il est pourtant accueilli en sauveur. En destituant en douceur le père de la nation, Habib Bourguiba, devenu sénile, celui qui est alors premier ministre libère les Tunisiens de trente ans de "bourguibisme" et d'une fin de règne chaotique. De ce militaire de formation, par ailleurs diplômé d'électronique - son hobby -, on ne sait alors pas grand-chose. Le nouveau venu est silencieux. Il cultive même le mystère. "C'était une stratégie, pour mieux cacher qu'il n'avait rien à dire !", déclare abruptement l'un de ses anciens supérieurs.

Tout au long de sa carrière, Ben Ali va, en tout cas, faire preuve d'habileté. De 1958 à 1974, il est directeur de la sécurité militaire. Après l'échec de l'union tuniso-libyenne auquel il est soupçonné d'avoir été mêlé, il est envoyé en exil comme attaché militaire à Rabat, au Maroc. Il revient trois ans plus tard à Tunis, à la direction de la sûreté. C'est sans états d'âme qu'il mate des manifestations en janvier 1978.

Nouvel exil, en avril 1980 : sous la pression de Wassila Bourguiba, (l'épouse du vieux président), il est écarté de son poste de directeur de la sûreté. "En apprenant la nouvelle, il est tombé inanimé de sa chaise, dans le bureau du ministre de l'intérieur. C'est alors que j'ai mesuré sa fragilité psychologique. Il a toujours été fragile, contrairement aux apparences", raconte un témoin de la scène.

Ben Ali est alors envoyé à Varsovie comme ambassadeur. Quatre ans plus tard, le voilà rappelé à Tunis. Les "émeutes du pain" viennent de se produire. On a besoin de cet homme d'ordre. En octobre 1984, il est nommé secrétaire d'Etat à la sécurité nationale. "A un militaire qui le félicitait, il a riposté : "Cette fois-ci, ce sera difficile de me faire quitter le ministère de l'intérieur"", rapporte un témoin. C'est à partir de ce moment-là que Ben Ali tisse sa toile sur la Tunisie.

Pour arriver à ses fins, le militaire devenu policier va agiter l'épouvantail islamiste. Devenu ministre de l'intérieur en 1986, il n'hésite pas à déclarer, lors du premier conseil des ministres auquel il participe, à ses collègues médusés : "Dans notre lutte contre les islamistes, nous devons recourir à deux méthodes : la désinformation et les délinquants. Nous allons les sortir de prison pour leur confier des tâches de police."

Le système Ben Ali est né. Il ne fera que se renforcer au fil du temps, jusqu'à rendre l'atmosphère irrespirable. Après son accession au palais de Carthage, le nouveau président applique à la lettre sa stratégie définie précédemment. Il fait la chasse aux islamistes. Puis il s'en prend à la gauche, et enfin à tous les démocrates tunisiens. La presse est muselée, le multipartisme interdit - à l'exception d'une opposition de décor -, la liberté d'association confisquée et la justice instrumentalisée.

Chacun vit sous le règne de l'arbitraire. Quiconque se rebiffe s'expose à des représailles de tous ordres, des plus violentes aux plus mesquines : tabassages en règle, passeports confisqués, lignes téléphoniques coupées, courrier Internet détourné, domiciles mis à sac, locaux professionnels cambriolés ou encore campagnes d'insultes ordurières, en particulier à l'égard des femmes.

A titre d'exemple, Sihem Bensedrine, l'une des figures de la lutte pour les libertés, se retrouve, en mai 2005, la cible de véritables appels à la lapidation lancés par Achourouq et Al-Hadath. Ces deux journaux arabophones à fort tirage qualifient cette journaliste de 55 ans de "prostituée", "créature du diable" et "vipère haineuse".

Tous les opposants tunisiens, de Khemaïs Chammari à l'avocat Mokhtar Trifi, le président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme - empêchée de fonctionner ces dix dernières années -, ont eu à subir de telles campagnes de haine de la part de la presse de caniveau, à l'initiative du Palais de Carthage et de l'inamovible conseiller et âme maudite du président : Abdelwahab Abdallah.

Entre soumission et révolte, la société tunisienne oscille. Mais le système Ben Ali, savant mélange de clientélisme et d'intimidation, fonctionne. En Occident, on vante le "miracle économique tunisien". Et il est vrai que ce petit pays, dénué de ressources en hydrocarbures, est plutôt bien géré. La croissance annuelle est de l'ordre de 5 %. Un taux honorable mais insuffisant pour absorber les 60 000 nouveaux diplômés qui arrivent chaque année sur le marché. Au lieu de prendre la mesure du danger, Ben Ali continue d'utiliser le système éducatif comme "un outil de gouvernance démagogique" et de délivrer des diplômes "à des quasi-analphabètes", comme le résume Hassine Dimassi, professeur d'économie à l'université de Sousse.

La colère et la frustration grandissent au sein de la population à qui l'on a promis la prospérité en échange d'une confiscation des libertés. Alors que le clan des Trabelsi, du nom de Leïla, la deuxième femme du chef de l'Etat, fait des affaires - immobilier, téléphonie, transports, tourisme, banques... - et s'accapare les richesses du pays, la population enrage d'être exclue du système. Au fil des ans, tout lui paraît de plus en plus insupportable : le chômage, les bas salaires, les passe-droits, le racket des petits fonctionnaires (des policiers notamment), les innombrables indicateurs, l'obligation d'adhérer au parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique, pour bénéficier d'un emploi, d'une bourse, d'un permis de construire... Le ressentiment augmente, mais il met du temps avant de l'emporter sur la peur.

Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis vont constituer une aubaine pour le président Ben Ali, alors que le camp des démocrates et des militants des droits de l'homme commençait à marquer des points. Au nom de la lutte antiterroriste, les libertés sont encore davantage bridées. En parallèle, Ben Ali modifie la Constitution, tous les cinq ans, pour écarter de l'élection présidentielle tout rival potentiel. Il enchaîne ainsi cinq mandats, recueillant à chaque fois au moins 90 % des voix.

Sourde, aveugle, voire cynique, l'Union européenne, France en tête, lui manifeste un soutien sans faille, au risque de contribuer à ce qu'elle prétend combattre : la montée de l'islamisme. "Le premier des droits de l'homme, c'est de manger (...). De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays", déclare Jacques Chirac, lors d'une visite officielle à Tunis, en décembre 2003, alors même que l'avocate Radhia Nasraoui en est à son 50e jour de grève de la faim.

Nicolas Sarkozy ne fait pas mieux quand il vient en Tunisie, en avril 2008. "L'espace des libertés progresse", se félicite-t-il devant un Ben Ali radieux. Dans les rangs de l'opposition et des militants des droits de l'homme, chacune de ces phrases est ressentie comme un coup de poignard et une trahison. Une de plus.

Florence Beaugé (Le Monde le 15.01.2011) 

 

 

La diplomatie française a défendu jusqu'au bout le régime tunisien

 

La diplomatie française aura donné l'impression d'appuyer jusqu'au bout le régime du président tunisien, Ben Ali, apparaissant dépassée par les événements et ne montrant à aucun moment le moindre signe de soutien aux revendications de démocratisation exprimées par les manifestations, qui ont conduit, vendredi 14 janvier, à la fuite vers Djedda, en Arabie saoudite, du dirigeant tunisien, au pouvoir depuis vingt-trois ans.

C'est par un communiqué laconique que l'Elysée a commenté, vendredi, vers 20 heures, le spectaculaire changement politique en Tunisie. "La France prend acte de la transition constitutionnelle annoncée par le premier ministre Ghannouchi. Seul le dialogue peut apporter une solution démocratique et durable à la crise actuelle. La France se tient aux côtés du peuple tunisien dans cette période décisive." Le texte est diffusé au moment où Nicolas Sarkozy et François Fillon sont réunis à l'Elysée pour se pencher sur la crise.

Vers 20 h 30, tandis que la destination de l'avion du président tunisien demeure l'objet de spéculations, Paris fait connaître son refus de l'accueillir sur le sol français. "La France n'a reçu aucune demande d'accueil de M. Ben Ali", indique un communiqué du Quai d'Orsay, qui précise : "Au cas où cette demande se présenterait, la France apporterait sa réponse en accord avec les autorités constitutionnelles tunisiennes."

Tout au long des quatre semaines de protestations de rue en Tunisie, qui ont commencé le 17 décembre 2010, la France aura adopté un profil bas, se limitant à appeler à l'"apaisement" sans jamais dénoncer la répression policière, en particulier l'emploi de tirs à balles réelles des forces de l'ordre, qui ont provoqué au moins 66 morts en un mois, selon les organisations de défense des droits de l'homme.

MME ALLIOT-MARIE PROPOSE... UNE COOPÉRATION POLICIÈRE

Mardi 11 janvier, tandis que la contestation gagne Tunis, des propos tenus par la ministre des affaires étrangères française, Michèle Alliot-Marie, devant l'Assemblée nationale, à Paris, suscitent une certaine consternation, y compris à l'intérieur du Quai d'Orsay. Le gouvernement tunisien vient d'établir un bilan de 21 civils tués par balles depuis le début des troubles, et Mme Alliot-Marie propose... une coopération policière.

La France veut faire bénéficier la Tunisie du "savoir-faire de (ses) forces de sécurité", afin de "régler des situations sécuritaires de ce type", explique la ministre, afin que "le droit de manifester soit assuré, de même que la sécurité". L'"apaisement peut reposer sur des techniques de maintien de l'ordre", estime Mme Alliot-Marie.

La crise semble ainsi ramenée à un problème de professionnalisme des forces de l'ordre tunisiennes, auquel viennent s'ajouter les difficultés économiques. Mme Alliot-Marie évoque des "troubles sociaux de grande ampleur", sans mentionner le volet politique des revendications des manifestants, qui dénoncent un pouvoir confisqué par la famille Ben Ali et s'en prennent aux affiches du chef de l'Etat. "Plutôt que de lancer des anathèmes, notre devoir est de faire une analyse sereine et objective de la situation", commente-t-elle.

Outre la coopération policière, Paris semble penser, ce jour-là, que l'annonce d'un accroissement de l'aide à la Tunisie, notamment au niveau européen, pourrait contribuer à dénouer la crise. "Notre premier message doit être celui de l'amitié entre le peuple de France et le peuple" tunisien, "sans nous ériger en donneurs de leçons".

"LE MESSAGE DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE A ÉTÉ PRAGMATIQUE"

Jeudi 13 janvier, la veille du jour où tout bascule, Paris insiste de nouveau sur son offre de coopération policière. Le Quai d'Orsay souligne que "la France dispose d'un savoir-faire reconnu en matière de maintien de l'ordre dans le respect de l'usage proportionné de la force afin d'éviter des victimes". Le soir, à la télévision, M. Ben Ali annonce un train de mesures : son renoncement à un nouveau mandat présidentiel en 2014, la fin des tirs à balles réelles de la police, et un rétablissement de la liberté de la presse.

Vendredi matin, sur instructions de l'Elysée, le Quai d'Orsay "note positivement" ces décisions "en faveur de l'ouverture politique et démocratique de la Tunisie". La France "encourage les autorités tunisiennes à poursuivre sur cette voie". Mais tout s'accélère. Les autorités françaises se réfugient derrière des communiqués succincts, sans le moindre commentaire sur le fait qu'un dirigeant arabe vient pour la première fois d'être chassé par la foule.

Dans l'entourage de Mme Alliot-Marie, vendredi soir tard, on se défendait d'avoir fait preuve de myopie sur la crise tunisienne. "Le message de la diplomatie française a été pragmatique, commente une source. Ce n'est pas à la France de dire : Ben Ali doit partir. Nous avons voulu aider la Tunisie à résoudre ses problèmes. Si les médias ont été rouverts, ainsi qu'Internet, c'est peut-être grâce à nous. Nous avons voulu aider le pouvoir à avancer dans la démocratisation. On a tenté de faire cela."

Interrogée sur le contraste avec les positions françaises adoptées sur l'Iran, où, en 2009, les grandes manifestations de l'opposition avaient reçu le soutien appuyé de Nicolas Sarkozy, et où chaque action répressive du pouvoir avait été dénoncée avec force par la diplomatie française, cette source commente que les deux dossiers ne sont pas comparables, car l'Iran représente une menace régionale, et qu'"avec la Tunisie, il y a des liens d'amitié et de coopération".

 

Natalie Nougayrède (Le Monde 15.01.2010)

 



16/01/2011
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